Il a monté puis tenu le restaurant de Michel Bras au Japon durant trois ans. Une expérience unique dont peu de chefs peuvent se prévaloir. A son retour en France, il a été courtisé pour tenir les plus grandes maisons.
Il a préféré être le maître chez lui. C’est à Honfleur, au pied des piles du pont de Normandie qu’il a créé son Sa.Qua.Na. Un acronyme pour Saveurs, Qualité, Nature et aussi un jeu de mot basé sur une homonymie nippone puisque sakana se traduit par poisson.
Dix-huit mois après l’ouverture du Sa.Qua.Na, le guide Michelin, pour une fois aussi rapide qu’innovateur, décernait une étoile à Alexandre Bourdas. Ce n’est que justice tant son talent ne se réduit pas à son seul savoir-faire culinaire … mais se déploie également aux couleurs et aux formes imaginées par ce chef pour son lieu. A ce titre, c’est aussi un joli clin d’œil du destin dans cette ville qui fut également source d’inspiration de l’Impressionnisme. Boudin aurait-il aimé Bourdas ?
Hokkaido express
Etre choisi par Michel Bras pour mettre sur pied puis tenir son restaurant au Japon. C’est autant une marque d’estime qu’une mission casse-cou. Trois ans à manager avec l’aide d’un interprète une équipe de trente Japonais qui, par culture ne disent jamais non, à tenir tête aux dirigeants du groupe hôtelier propriétaire peu enclins culturellement à devoir s’incliner devant les décisions d’un jeune trentenaire qui leur imposait une cuisine Bras. 400 produits nippons à passer en revue afin d’élire ceux qui correspondaient le mieux à la cuisine de Michel Bras. Bref, de quoi se former le goût et le caractère ! Pendant ses trois ans passés dans l’île septentrionale d’Hokkaido, avec sa compagne Delphine, ils n’ont pas beaucoup dormi…
A son retour en France, devant le nombre de propositions qu’on lui a faites pour tenir ici et là des établissements tous plus prestigieux les uns que les autres, Alexandre Bourdas aurait pu prendre la grosse tête. Plutôt que de gagner un troisième macaron pour un autre même en ayant sous sa responsabilité une brigade de 20 cuisiniers, il a préféré monter sa propre affaire. Evidemment, si l’influence nippone est plus qu’importante dans sa cuisine qui est loin d’être « fusion ». D’ailleurs, ça l’énerve un peu quand on lui dit ça. Mais c’est vrai que l’Asie est bien là, mais sublimée, par exemple avec son carré de boeuf rôti, chair de maquereaux, sésame et sel.
Le samedi matin, sur le marché d’Honfleur, Alexandre Bourdas a l’œil aux aguets. Il a su sensibiliser quelques producteurs à ses attentes. Pas le genre à se faire refiler des pommes en juin. En revanche, une belle rhubarbe pourquoi pas ? Il a aussi persuadé son fromager de faire venir du Laguiole. Par contre, pour se faire livrer du bœuf Aubrac, c’est une autre paire de manche….
Sa carte est déjà en soi une rupture. Deux menus de 40 et 70 € qui évoluent au fil des saisons et de ses idées. De quoi désarçonner bien des notables de la Côte Fleurie. Et avec des propositions osées comme son carré de bœuf couronné de chair de maquereau, car rien ne l’arrête. Il a une maîtrise technique qui force l’admiration. Alexandre songe en ce moment à une recette de “fish and ships” à sa façon. La formule paye. Certains ne viennent à Honfleur que pour le Sa.Qua.Na, et s’y sont déjà attablés une vingtaine de fois.
Et il n’y a pas que la cuisine. A la façon de son ancien chef de Laguiole, Alexandre Bourdas crée un univers qui ne se limite pas à ses plats. La déco de son restaurant, conçue avec l’architecte ami Thierry Chalaux rencontré chez Michel Bras, dépare dans l’environnement honfleurais des brasseries et autres crêperies à touristes. Il y a du zen, des couleurs, des ouvertures, une console centrale qui structure l’espace autant que le gros bocal du “sakana“ rouge…
Il y a aussi tous ces accessoires du restaurant conçus par Alexandre Bourdas. Et d’abord les tables. A ses yeux, la table est l’élément de base du restaurant et elle est souvent négligée. Le chef honfleurais a fait faire celles qu’il a conçues en chêne massif par un ébéniste de Rodez. Il a pensé leur système de chevilles métalliques que l’on tire pour poser le plateau de fromages. Il en va de même des couteaux signés la Forge de Laguiole, des portes couteaux ou des corbeilles à pain.
L’Humain
Mais qu’est-ce que la cuisine sans l’humain ? Le plupart des restaurants qui marchent aujourd’hui, sont des endroits où l’accueil est ressenti par le client comme chaleureux et sincère, où l’on sent une adhésion de l’équipe à réussir une œuvre collective qui englobe autant le service que la maîtrise de la pâtisserie.
Créer une équipe qui marche ne se décrète pas. Sur ce point, Alexandre a bien retenu la leçon de son mentor de Laguiole dont la réussite tient aussi pour une bonne part à l’attention portée aux hommes par exemple avec ses Bras KC dont Alexandre avait reproduit le modèle au Japon. Mais il a aussi cette intuition qui lui permet de sentir les autres au premier abord. Pas le genre de gars à embaucher avec CV et lettre de motivation.
Il faut passer un peu de temps avec les cinq membres de l’équipe dans leur cuisine à peine plus large qu’un couloir de l’Urssaf pour comprendre la réussite du Sa.Qua.Na. Pas de tension, pas de parole superflue, pas de «Oui Chef ! » hurlé à tue-tête mais une concentration rythmée par les bips des minuteurs à cuissons. Alexandre Bourdas porte une attention affûtée aux gestes de chacun, et apporte des conseils judicieux plutôt que des remarques.
On sent l’adhésion de son équipe. «A mes yeux, la cuisine ne doit pas se faire dans la souffrance et les cris…. Son plongeur sénégalais, Zak, jubile devant ses éviers de travailler au Sa.Qua.Na. « Je le suivrai jusqu’à ma retraite. » dit cet homme qui était sur le point de rentrer au Sénégal tellement le racisme ordinaire vécu dans d’autres restaurants d’Honfleur était parvenu à le dégoûter de la vie en France. Et voilà qu’il est tombé sur cet Aveyronnais pour qui la parole est d’or et doit être conforme aux actes.
Et qui ne cherche pas son bonheur dans l’accumulation des biens de ce monde où la reconnaissance médiatique mais dans le bonheur d’être en symbiose avec d’autres humains, d’avoir une qualité de vie et surtout d’assouvir son besoin de création loin de se limiter à la cuisine. Et les chefs trois fois étoilés qui défilent au Sa.Qua.Na s’interrogent sur le fait de savoir comment il fait pour tenir avec un menu à 70 € à décrocher le palais. Sans doute envient-ils parfois sa liberté et cette absence de pression du macaron qui pousse toujours à voir plus grand.
Alexandre Bourdas le reconnait volontiers, son Sa.Qua.Na honfleurais n’est qu’une étape. Il montera autre chose. Plus grand, plus célèbre ? «Non toujours sur un service de 25 couverts mais dans une grande maison où je pourrais déployer davantage ma créativité, avec un jardin et toujours en Normandie.»